Arrachés de force à leurs villages, à leurs cultures, souvent par certains de leurs «frères» qui les livraient contre rétribution aux trafiquants d’esclaves d’Europe, c’est presque toujours nus et démunis que les Noirs d’Afrique traversèrent l’Atlantique et furent débarqués en Amérique. Le seul instrument de musique à leur disposition, celui que nul ne peut vous voler, était alors la voix. Le chant se réinstalla très vite pour ponctuer, rythmer le travail forcé, sur les plantations d’abord, puis dans les fermes-prisons et les camps de construction des digues. Mais, en dépit (ou à cause ?) de leur extrême dénuement et de leurs longues heures de dur labeur, les esclaves eurent tôt fait de reconstituer, avec les moyens du bord, une panoplie d’instruments à cordes, à vent, à percussions, leur rappelant ceux de leur terre natale. Et d’organiser, malgré tout, des moments de fête et de loisirs au cours desquels la danse, la musique et le chant jouaient un rôle prédominant.
Répandu dans toute l’Afrique occidentale le N’goni est l’instrument des griots (chanteurs-poètes ou bardes, dépositaires de la tradition orale). C’est une sorte de luth à long manche, caisse d’une seule pièce de bois tendue d’une peau de chèvre ou de chameau, à trois ou quatre cordes. Au sommet de la tête étaient suspendus des coquillages, plus tard remplacés par des capsules de bouteilles de soda, produisant un léger effet de percussion. L’instrument est souvent fabriqué par le musicien lui-même. On remarque une corde plus courte que les autres, qui fournit avec la basse, ou bourdon, un effet obsessionnel. Cette corde plus courte, ainsi que la peau tendue sur la caisse, sont deux caractéristiques que l’on retrouvera sur le banjo à 5 cordes, le banjo traditionnel américain adopté par les Blancs (old-time et bluegrass).
LE GOURD BANJOEncore bricolé, issu du N’goni, il est l’ancêtre du minstrel banjo plus sophistiqué, puis du banjo à 5 cordes. Les esclaves africains, tout en voulant reconstituer un de leurs instruments anciens, commençaient à connaître les techniques européennes. Ils assimilèrent la pratique d’un manche plat à l’image de la guitare et l’usage de chevilles (sortes de clés rudimentaires) en haut du manche de l’instrument, afin d’en faciliter l’accordage. La caisse était constituée d’une calebasse (dite gourde) tendue d’une peau. La corde courte changea de place pour se retrouver à gauche de la basse, modifiant ainsi la technique de jeu. Les Africains n’en ayant pas l’usage (car ils jouent une musique non tempérée), le manche n’est pas encore muni de barrettes de tonalité. L’instrument a survécu sous cette forme, adopté par les Blancs les plus pauvres, notamment des Appalaches, pour la musique old-time. Le plus célèbre bluesman noir au banjo (mais à 4 cordes, issu du jazz New Orleans), fut sans conteste Papa Charlie Jackson (vers 1890-1950), créateur de Salty Dog. Paradoxe bien américain : cette forme héritée des Noirs va être plébiscitée par les Blancs, qui utiliseront le banjo dans les minstrel-shows, et devenir un symbole essentiel de la tradition musicale des États Unis, pays de la ségrégation raciale ! |
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Le Memphis Jug Band et son attirail le kazoo, |
L’harmonica![]() Un instrument bon marché, léger Sonny Terry en fut le grand virtuose. Les folksingers blancs, de Woody Guthrie à Bob Dylan, voire Bruce Springsteen dans ses disques acoustiques, ont imité la formule en couplant à la guitare l’harmonica tenu sur un collier devant la bouche du chanteur. Dans les clubs du South Side de Chicago, l’harmonica est amplifié pour suivre, et parfois jouer en soliste, dans les orchestres de blues électrique (Little Walter avec Muddy Waters) ; Sonny Boy Williamson le popularisera auprès du public européen et même mondial, en jouant avec les Yardbirds en Angleterre. Des solistes du Chicago Blues, tels James Cotton ou Junior Wells, formeront leurs propres groupes. Jug-band et recyclagesAu-delà du chant, ou pour l’accompagner, pour les besoins du rythme, très vite les esclaves récupérèrent tout ce qui pouvait traîner. Impossible d’acheter des instruments pour ces populations pauvres, privées de liberté. Nécessité faisant loi, ce fut l’art du recyclage. On pouvait utiliser un simple bidon, une grosse bouteille ou une bonbonne (jug), soit en le frappant comme un tambour, soit en soufflant et murmurant dans le goulot – ce qui, du coup, amplifiait le son – soit en combinant les deux façons. Les notes ainsi produites mariaient la rythmique de la batterie et de la basse. En outre, le remplissage inégal de plusieurs bidons permettait d’obtenir des notes différentes (on retrouve cela dans les Caraïbes avec les steel-bands, orchestres de fûts métalliques re-cyclés). Une vieille bassine à linge (washtub) retournée, un manche à balai tendu d’une corde à linge donnait un ersatz de contrebasse, la planche à laver (washboard), frappée avec deux cuillères à soupe ou avec les doigts armés de dés à coudre, devenait une batterie, le kazoo une sorte de sifflet, tandis que deux côtes de bœuf ou de mouton (bones) faisaient office de castagnettes. On pouvait même recycler des boîtes à cigares pour façonner des guitares rudimentaires. Harmonica en plus, le jug-band était né. Le Memphis Jug band fut le plus célèbre. |
le Jitterbug ou diddley-bowC’est l’équivalent américain de la cithare africaine, ou cordophone. En visite chez Napoleon Strickland, un musicien de danse du Delta, en 1942, Alan Lomax assiste à sa fabrication: « Nous connaissons presque tous jitterbug comme terme désignant un style de danse des années 1940, mais la racine du mot semble être africaine. Il se référerait à un petit insecte ou à un jeune enfant, qui rampe sur le sol. Napoleon en est à l’évidence un expert. Il ne lui faut que quelques minutes pour en fabriquer un à la main. Ses actes suivent vivement ses paroles. “Je plante un gros clou sur chaque extrémité de ma planche. Puis j’enroule ma corde autour de chacun des clous. Puis je place mes bouteilles à chaque extrémité.”Il coince deux bouteilles carrées, marron, pour tabac à priser, sous chaque extrémité du fil et elles le relèvent à presque cinq centimètres de la planche. Il pousse à gauche et à droite pour tendre le fil en testant et changeant la tonalité. Son sourire s’éclaire: “Vous entendez ce truc ? On y est, ça marche. Maintenant je n’ai plus qu’à le placer là où je peux le gratter”. » |
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Musique des noirs, instruments des blancs
Déjà, avant la Guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage qui s’ensuivra (1865), les esclaves noirs commencent à utiliser les instruments de leurs maîtres blancs. Il n’est pas rare de lire dans les journaux ou sur les affiches de l’époque ce genre de petite annonce: « à vendre, esclave noir, jeune, robuste, habile à la hache, sait jouer du violon et danser la gigue ». Les maîtres leur achètent des instruments, non par charité, mais en vue d’«optimiser» leurs talents de musiciens pour leur propre plaisir. Ce qui aménent les musiciens noirs à apprendre aussi les danses venues d’Europe – quadrille, valse, scottish, polka et autre mazurka. D’où les évolutions musicales en tous sens dont le XIXe siècle fut prodigue. L’un des effets les plus surprenants en sera l’utilisation des orchestres de fifres et tambours, que l’on retrouvera dans les jazz-bands de rues de la Nouvelle-Orléans. Bien avant d’être militaire, leur origine est en fait africaine, comme le rappelle Lomax après sa visite chez les frères Young.
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ci-dessus : réédition de la Gibson L-1 de Robert Johnson. À droite : avec son résonateur et sa caisse entièrement métallique La National Triolian à tort appelée dobro. En fait le dobro (de la firme Dopera) possède exclusivement une caisse en bois, mais par extension, le terme dobro a été appliqué à toutes les guitares à résonateur. LA GUITARE D’origine espagnole, elle aurait été importée en Amérique du Nord via l’Amérique Latine. Mais l’apport des cordes métalliques (par la célèbre firme Martin, de Nazareth en Pennsylvanie, en 1898) en transforma la sonorité, la puissance et les techniques de jeu : flatpicking (avec médiator), finger-picking (jeu des doigts souvent munis d’onglets métalliques), bien connus des amateurs de folk, de country et de blues. LE DOBRO |
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FLÛTE DE PAN ET CAISSE CLAIRE « Ed Young était... un gars petit, mince, gracieux et doux. Il dansait avec la grâce d’un Pygmée et jouait de ses flûtes en dansant semi accroupi. C’est la posture pygmée et c’était la position d’Ed Young pour faire de la musique. Il dansait toujours en jouant, ses pieds glissant à plat sur le sol entraînant quelqu’un dans l’assistance pour qu’il s’y mette avec lui, tournant de-ci de-là, toujours pieds glissants |
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Papa John Creach |
VIOLON ET MANDOLINE Le violon a toujours été un instrument populaire et la langue anglaise distingue le mot fiddle (dont crin-crin n’est qu’une traduction péjorative) de celui de violin (réservé à la musique classique). Grâce à son archet et à son manche non fretté, il permet de tirer des notes longues, geignardes, glissantes (legato). Il peut se plier à la musique modale, chère aux bluesmen. Alan Lomax en témoignera quand il enregistrera Sid Hemphill, poly-instrumentiste de la région des collines et violoneux de haut vol. Il montrera aussi à l’aide de cet exemple l’interpénétration jusqu’alors méconnu entre musique afro-américaine et tradition old-time des paysans blancs des Appalaches. Dans les années 1970, Papa John Creach, avec le groupe californien Hot Tuna (issu de Jefferson Airplane), remet le violon en vogue. |
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LA CONTREBASSE
Coûteuse, fragile et encombrante, la contrebasse est néanmoins devenue une compagne des bluesmen, dans les clubs et les studios d’enregistrement.
Jouant sans archet, les bassistes de blues font claquer les cordes et donnent aux morceaux assise rythmique et nervosité. Willie Dixon, pilier des studios Chess à Chicago, également chanteur et compositeur prolifique, fut le plus grand contrebassiste de blues.
LE PIANO
Instrument classique, lourd, encombrant, délicat et cher, le piano avait tout, a priori, pour être écarté du blues. Pourtant il devint son complice, d’abord dans les bouges, tripots et bordels de la Nouvelle-Orléans (barrelhouses), où sa pompe rythmique et ses solos expressifs étaient idéaux pour ponctuer fêtes, rasades de bourbon et conquêtes amoureuses. Drôle, sensuel et truculent, le boogie-woogie explosa. Roosevelt Sykes, Meade Lux Lewis ou l’ancien boxeur Champion Jack Dupree en furent les... champions. Venu du Delta, Memphis Slim s’imposa avec un style voisin, couplé à une
belle voix cuivrée. À Chicago, Otis Spann, d’abord pianiste de Muddy Waters, créa son propre orchestre.
FANFARES ET «MARCHING BANDS»
Les cuivres sont des instruments assez chers. Mais leur puissance et leurs capacités à moduler en font des outils idéaux pour la musique d’ensemble, surtout en plein air. Solidarité aidant, les groupes de musiciens noirs purent tant bien que mal racheter des stocks de cuivres dépareillés à des fanfares militaires ou associatives (blanches et donc plus riches) qui renouvelaient leur matériel. Trompettes, trombones, cornets à piston et basses à vent (mais non les saxophones, plus chers et fragiles) sont accompagnés de grosses caisses (basses), de caisses claires et de cymbales, composantes de la « batterie » militaire. Le nom, en français, est révélateur!
Ces nouvelles fanfares, les marching bands [orchestres de marche], accompagnaient les enterrements et défilaient dans les rues avec banderoles et fanions, transformant la revendication en musique de fête. Par la suite les musiciens, en formation réduite (les combos), allaient se produire dans les bars, clubs, et autres salles petites ou moyennes, en s’alliant à des instruments plus feutrés (guitare, violon, piano), en étoffant la batterie avec des accessoires (pédale charleston, toms, cloches) et en s’adjoignant une chanteuse ou un chanteur, prémices d’un jazz bientôt accepté par des musiciens et un auditoire blancs fraîchement convaincus (les big bands de Duke Ellington à Cab Calloway, le swing de Benny Goodman à Glenn Miller). à la charnière de ces deux époques et genres se situent les chanteuses de blues « classiques » des années 1920-1930 (Ma Rainey, Mamie Smith, Bessie Smith), accompagnées par des orchestres.
Gaston Riou